LE COEUR À L’OUVRAGE
Le XVIe arrondissement de Paris est réputé pour être un quartier qui pue le riche concentré. Dans l’axe qui va de l’Arc de Triomphe
à la Concorde se trouve la rue Lauriston qui, pour ceux qui ont un peu de mémoire, a hébergé le siège de la Gestapo française, au temps béni où les industriels et autres bonnes familles pouvaient exploiter leurs esclaves salariés et éliminer la racaille rebelle (ou pas) loin des grèves et des émeutes. Cette collaboration avec les nazis a notamment révélé une fois de plus que leur nationalisme n’a toujours été qu’un recours destiné à serrer les rangs derrière eux en cas de besoin.
Aujourd’hui, dans cette même rue, on peut rencontrer un restaurant
japonais où il fait bon manger après avoir passé sa journée à faire trimer quelques bons bougres : le «Yushi», au numéro 129. Et comme la sueur a souvent une odeur, celle de la misère, mais pas de couleur, le patron employait en cuisine des sans-papiers. Ce faisant, il a agi comme n’importe lequel de ses concurrents, en bon père de famille sensible à l’équilibre de ses comptes, et peut-être –qui sait ?– en philantrope soucieux, puisqu’il paraît selon le choeur des lieux communs que souffrir de longues heures pour quelques euros permet de s’insérer.
Ce qu’il n’avait pas prévu, l’ordure, c’est que si les sans-papiers sont généralement soumis à coups de rafles, de déportations, de tabassages
policiers et de rackets mafieux, le propre des individus est aussi d’échapper à la loi des grands nombres. Or ce samedi 1er septembre
2007 vers 11 heures, une récalcitrante –puisqu’il s’agit d’une femme, ce qui n’a pas dû non plus bien cadrer avec les préjugés du taulier– n’a pas vraiment accepté la nouvelle de son licenciement. D’ordinaire, c’est pas du genre à réclamer son reste avant de filer, un sans-papier. C’est qu’il n’y a pas mille possibilités face au rapport de force défavorable, encore aggravé par la menace d’être balancé aux condés.
Cette fois-là pourtant la rebelle, «d’origine asiatique» selon les journaux,
a su montrer qu’elle avait du coeur à l’ouvrage et n’avait pas passé toutes ces heures à galérer en cuisine pour rien. Elle ne s’est pas démontée et a saisi un couteau afin que les comptes soient plus ronds. Ce sont d’autres bourgeois, des clients maîtrisant un sens que de nombreux exploités ont perdu, celui de la solidarité de classe, qui ont appelé leurs mercenaires à la rescousse.
Avec la délicatesse qui a fait leur réputation à travers les âges et les contrées, les chiens de garde ont alors tenté d’utiliser un Taser. Mais que peut la technologie face à la liberté ainsi déchaînée ? Le joujou électrique s’est mystérieusement bloqué et notre révoltée a planté sa lame par trois fois dans le garant de la paix sociale, à la main, dans la cuisse et au coeur (heurtant un gilet pare-balles). Le second, prolongeant
le geste du premier, a alors accompli sa mission de service public.
Il a courageusement stoppé les menées subversives de la jeune fille d’une balle dans le dos, à hauteur de l’omoplate, la laissant dans un état «grave mais stable».
Si vous êtes à votre tour un amateur éclairé des «bons comptes qui font les bons amis», pensez à saluer le patron du Yushi, 129 rue Lauriston, à Paris. La cuisine a changé récemment, mais puisqu’il parait que la cuisine japonaise est composée de plats qui se mangent froids...
Le coeur à l'ouvrage
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Article tiré de Cette Semaine n°94
"Nous considérons les fins inséparables des moyens, parce que les méthodes de lutte laissent déjà entrevoir la vie pour laquelle nous nous battons".
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